PHILOSOPHIE MANUELLE: "ÉLOGE DU CARBURATEUR"

Publié le par Philomène Praxis

 

 

La vie quotidienne peut faire l’objet d’une certaine attention philosophique (surtout dans le cadre de la recherche phénoménologique), son intérêt reste théorique, la réflexion philosophique se déclarant de manière globale extérieure au quotidien qu’elle décrit, de sorte que les liens « impurs » qui se tissent entre réflexion et activités au quotidien sont le plus souvent délaissés ou problématisés d’un point de vue excessivement en surplomb. « Expérience », « activité », « travail », objectalisés et séparés par la geste du savant masquent les liens productifs de la rétro-action permanente qui existent entre réflexion philosophique, et « vérité » du travail accompli au quotidien, notamment du travail manuel. Il est vrai que les philosophes ont rarement les mains dans le cambouis, et qu’il s’agit là d’une expérience assez rare pour que l’on signale un philosophe, qui au propre comme au figuré met les mains dedans, dans une véritable relation aux objets du travail, quotidienne et salissante, ce qui évidemment modifie la perception que l’on peut avoir du travail, et par conséquent la définition de ce qu’il est.

 

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Matthew B. Crawford a découvert la philosophie alors qu’il était en quatrième année à l’Université de Californie : «une véritable illumination», qui le pousse à la lecture des classiques, de Marx, de Heidegger, mais aussi de Michael Polanyi, Alasdair MacIntyre ou Iris Murdoch. Il était déjà diplômé en physique, mais, ne trouvant guère de débouché, travaille comme électricien. Il s’inscrit ensuite à l’université de Chicago, suit des cours de grec ancien, est secrétaire dans un cabinet d’avocats de Palo Alto, rédacteur chez Ziff Communications, et obtient enfin son doctorat d’histoire de la pensée politique. Il est alors embauché par un département de recherche - «le bureau voisin du mien était occupé par le romancier sud-africain et futur Prix Nobel de littérature J.M. Coetzee» - et gagne aussi sa vie comme directeur d’un think tank à Washington. Mais le vrai métier de Crawford, qui à 20 ans, attiré par «les plaisirs du métal», travaillait au garage Porsche d’Emeryville, c’est celui de «réparateur de motocyclettes» dans l’atelier de Shockoe Moto, qui crie «yeeessss !» quand il repère la «fuite d’huile de moteur qui avait corrodé le joint du cylindre secondaire».

Eloge du carburateur - Essai sur le sens et la valeur du travail a été un best-seller aux Etats Unis. Il faut dire que l’ouvrage est, au sens propre, extraordinaire. Bien des philosophes ont réfléchi sur le travail - mais nul ne l’a jamais fait pendant qu’il «gonflait» un moteur de Coccinelle ou changeait la fourche d’une Ducati 750, ni avec autant d’humour, de passion et d’intelligence. Sa cible, dans le monde de l’ingénierie d’aujourd’hui, c’est cette «nouvelle culture technique» dont l’objectif essentiel est «de dissimuler autant que possible les entrailles de la machine», ces appareils sophistiqués indémontables, sans «dedans», destinés à être jetés plutôt que réparés, et qui créent un monde d’où la réalité matérielle et son «carburateur» sont expulsés, au profit d’un univers «d’information pure».

Fort de son expérience de mécano, et de ses recherches à l’Institute of Advanced Studies in Culture de l’université de Virginie, Crawford fait un plaidoyer «en faveur du renouveau du savoir-faire manuel». Sans l’enjoliver. Ni «nourrir la nostalgie d’une vie "plus simple" et soi-disant démocratique plus prestigieuse du fait d’être liée à la "classe ouvrière"», mais en montrant toute sa puissance cognitive, sa valeur psychologique et sociale.

La façon dont il dessine «l’éthique de l’entretien et de la réparation» vaut pour elle-même, mais sert aussi à réhabiliter les vertus philosophiques du travail, lorsque, productif, il se dote de sens et conduit à la responsabilité, voire à l’indépendance, ainsi que sa valence proprement économique, en tant que fondement d’une prospérité dont on s’aperçoit qu’elle n’est guère apportée par ces «méta-activités» qui «consistent à spéculer sur l’excédent créé par le travail des autres»… Mais sa leçon essentielle est que le travail manuel éduque, éduque à la liberté, à l’intelligence du monde, de soi et des autres. Et, de plus, raffine les sens, permet d’être «à l’écoute» des vraies choses, et de percevoir que «les ratés d’un moteur dus à un mélange d’alimentation trop pauvre sont subtilement différents de ceux qui accompagnent un retard d’allumage».

 

Publié dans PRAGMATIK-ESTHETIK

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